Actions Jean Monnet
Avant-propos de « la structuration du marché européen de l’armement » (Jean-Barthélémy Maris)
Coll. Logiques juridiques, L’Harmattan, 2012.
Cet ouvrage est à considérer comme une série de matriochkas, ces poupées russes incluses les unes dans les autres. A l’intérieur de la thèse consacrée au marché européen de l’armement se découvre à la fois une réflexion sur l’Europe de la Défense et des enseignements sur la nature même de la construction européenne.
Quel paradoxe que ce sujet ! Voici un secteur particulièrement indissociable des souverainetés nationales, a priori, donc, parmi les moins propices à un processus d’intégration européenne. On sait que le « modèle communautaire » développé à partir des années 50 en Europe consiste à mettre en œuvre la méthode fonctionnaliste, c'est-à-dire à choisir certaines « fonctions » (les transports, l’agriculture, l’économie, l’énergie nucléaire civile, la production de charbon, d’acier…), pour lesquelles une communauté d’intérêts entre les Etats européens permet d’envisager rationnellement une gestion en commun, porteuse des fameuses « solidarité de fait » chères à Robert Schuman, à partir desquelles pourra s’engager un processus de spill over conduisant de façon naturelle à dépasser la dimension socioéconomique pour investir la sphère politique.
L’armement est assurément un secteur économique, mais rattaché à la Défense, c'est-à-dire aux « Défenses nationales », ce qui en fait certainement le « marché » le moins indiqué pour développer efficacement cette mécanique communautaire.
Et pourtant ! Au-delà du terrain économique choisi pour lancer le processus, le projet d’intégration européenne a toujours eu pour première finalité de maintenir la paix sur le continent européen. La Déclaration Schuman du 9 mai 1950, véritable source du modèle d’intégration européenne développé ensuite par la mise en place de trois Communautés et de l’Union européenne actuelle, est d’une totale limpidité à cet égard : « L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre », « La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible (…). Ainsi sera réalisée simplement et rapidement la fusion d’intérêts indispensable à l’établissement d’une communauté économique qui introduit le ferment d’une communauté plus large et plus profonde entre des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes ». On peut parfois regretter que parmi les acquis, les réussites qu’ils accordent à cette construction européenne, depuis 60 ans, les citoyens d’Europe oublient de comptabiliser ce détail : 60 ans de paix…Que ce soit devenu chose à ce point naturelle que les Européens n’envisagent même pas qu’ils puissent en être redevables à la Communauté, à l’Union européenne est à la fois un échec de « communication », mais aussi une profonde réussite sur le fond.
Quoi qu’il en soit, compte tenu de l’objectif premier de l’entreprise, il n’est pas surprenant que très vite, on ait tenté d’associer celle-ci à la question de la Défense européenne. La rapide montée en puissance de l’Allemagne et le désengagement américain en Europe, lié aux exigences de la guerre de Corée, poussaient les Européens, au début des années 50, à « prendre en mains » eux-mêmes leur défense, d’où l’idée, proposée par René Pleven, Ministre français de la Défense, de créer une Communauté européenne de Défense (CED), permettant d’encadrer la remilitarisation allemande par cette formule moderne que constituait le modèle communautaire utilisé avec succès pour la CECA. Le succès, qui semblait être encore au rendez-vous (le traité instituant la CED est signé entre « les six » le 27 mai 1952), se transformera en échec retentissant en raison d’un oubli et d’une hâte excessive. Oubli, d’abord, qu’une défense européenne n’a de sens que si existe une politique étrangère permettant de lui donner un sens. L’enthousiasme ambiant pour le modèle communautaire conduisit alors à envisager…une autre Communauté, la « Communauté politique », qui serait porteuse de cette diplomatie européenne. Hâte excessive alors, puisque furent chargés de rédiger le projet les parlementaires de la CECA, ce qu’ils firent avec un tel zèle militant que le résultat fut inacceptable pour les gouvernements, tant il était proche de la fondation d’un Etat fédéral européen. Le château de cartes s’effondra alors, l’échec de la Communauté politique empêchant la ratification par la France du traité CED, le traumatisme faisant vaciller la confiance vis-à-vis du modèle communautaire lui-même.
C’est pourquoi le traité de Rome instituant la Communauté économique européenne a veillé à mettre le marché de l’armement en marge du marché commun qu’il installait. L’article 223 CEE (aujourd’hui toujours présent en tant qu’article 346 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), en permettant à tout Etat membre de « prendre les mesures qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d’armes, de munitions et de matériel de guerre » excluait donc ce marché de l’armement de la construction générale de l’actuel « marché intérieur », ce qui semblait somme toute conforme à la nature du secteur et aux leçons de ces expériences fâcheuses du début des années 50.
L’ouvrage de Jean-Barthélémy Maris nous fait découvrir combien la situation d’aujourd’hui s’est radicalement démarquée de cette mise à l’écart initiale.
Sur un sujet qui n’avait jusqu’alors donné lieu qu’à quelques études de science politique, il mène une véritable analyse juridique, particulièrement éclairante à la fois sur le pragmatisme de l’intégration européenne et sur le caractère inéluctable de la logique du marché intérieur.
Dans une première partie débordant d’informations précises dans un domaine qui en est souvent avare, il montre comment se sont développées de multiples coopérations intergouvernementales entre les Etats européens, en marge de la « Communauté européenne » d’intégration.
La plasticité de l’Union européenne créée en 1992 a ensuite progressivement permis - ce qui était le principe même de cette Union composite combinant un pilier « communautaire » d’intégration et deux piliers d’essence intergouvernementale, dont la Politique étrangère et de sécurité commune, lointain ersatz de feu la Communauté politique » - d’introduire dans le cadre de cette Union européenne les multiples coopérations qui s’étaient nouées en dehors de la Communauté. Si la démonstration est déjà riche d’enseignements sur la structuration d’une Europe de la défense se rapprochant progressivement mais nettement des compétences de l’Union, elle n’est qu’un tremplin pour une seconde partie démontrant de façon particulièrement convaincante que cette Europe de la Défense a pu servir de base à l’émergence d’un véritable marché européen de l’armement. L’ouverture du verrou naguère posé par l’article 223 CEE a été progressivement opérée par l’action de la Commission européenne et de la Cour de justice des Communautés, ce qui a indirectement permis une première structuration de ce marché. Depuis quelques années, c’est plus directement que des règles de circulation ou de concurrence portant la marque du « marché intérieur » sont spécifiquement prises en matière d’armement.
Le pragmatisme structurel de l’Union européenne conjuguant habillement logique d’intégration et logique de coopération intergouvernementale, et la mécanique implacable du marché intérieur ont donc permis, en quelques décennies, de faire progressivement remonter à l’Europe de l’armement une pente au bas de laquelle l’avait jetée l’échec de la CED et l’exclusion du traité de Rome.
Au-delà des éclairages inédits que l’étude de Jean-Barthélémy Maris propose sur cette Europe de l’armement, il faut se rendre compte que c’est donc là un de ces domaines d’exception, de paradoxe, une de ces « zone grise » à la marge du phénomène même de l’intégration européenne dont l’observation permet de la façon la plus aigüe de prendre conscience de la réalité profonde de cette intégration
Quel paradoxe que ce sujet ! Voici un secteur particulièrement indissociable des souverainetés nationales, a priori, donc, parmi les moins propices à un processus d’intégration européenne. On sait que le « modèle communautaire » développé à partir des années 50 en Europe consiste à mettre en œuvre la méthode fonctionnaliste, c'est-à-dire à choisir certaines « fonctions » (les transports, l’agriculture, l’économie, l’énergie nucléaire civile, la production de charbon, d’acier…), pour lesquelles une communauté d’intérêts entre les Etats européens permet d’envisager rationnellement une gestion en commun, porteuse des fameuses « solidarité de fait » chères à Robert Schuman, à partir desquelles pourra s’engager un processus de spill over conduisant de façon naturelle à dépasser la dimension socioéconomique pour investir la sphère politique.
L’armement est assurément un secteur économique, mais rattaché à la Défense, c'est-à-dire aux « Défenses nationales », ce qui en fait certainement le « marché » le moins indiqué pour développer efficacement cette mécanique communautaire.
Et pourtant ! Au-delà du terrain économique choisi pour lancer le processus, le projet d’intégration européenne a toujours eu pour première finalité de maintenir la paix sur le continent européen. La Déclaration Schuman du 9 mai 1950, véritable source du modèle d’intégration européenne développé ensuite par la mise en place de trois Communautés et de l’Union européenne actuelle, est d’une totale limpidité à cet égard : « L’Europe n’a pas été faite, nous avons eu la guerre », « La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible (…). Ainsi sera réalisée simplement et rapidement la fusion d’intérêts indispensable à l’établissement d’une communauté économique qui introduit le ferment d’une communauté plus large et plus profonde entre des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes ». On peut parfois regretter que parmi les acquis, les réussites qu’ils accordent à cette construction européenne, depuis 60 ans, les citoyens d’Europe oublient de comptabiliser ce détail : 60 ans de paix…Que ce soit devenu chose à ce point naturelle que les Européens n’envisagent même pas qu’ils puissent en être redevables à la Communauté, à l’Union européenne est à la fois un échec de « communication », mais aussi une profonde réussite sur le fond.
Quoi qu’il en soit, compte tenu de l’objectif premier de l’entreprise, il n’est pas surprenant que très vite, on ait tenté d’associer celle-ci à la question de la Défense européenne. La rapide montée en puissance de l’Allemagne et le désengagement américain en Europe, lié aux exigences de la guerre de Corée, poussaient les Européens, au début des années 50, à « prendre en mains » eux-mêmes leur défense, d’où l’idée, proposée par René Pleven, Ministre français de la Défense, de créer une Communauté européenne de Défense (CED), permettant d’encadrer la remilitarisation allemande par cette formule moderne que constituait le modèle communautaire utilisé avec succès pour la CECA. Le succès, qui semblait être encore au rendez-vous (le traité instituant la CED est signé entre « les six » le 27 mai 1952), se transformera en échec retentissant en raison d’un oubli et d’une hâte excessive. Oubli, d’abord, qu’une défense européenne n’a de sens que si existe une politique étrangère permettant de lui donner un sens. L’enthousiasme ambiant pour le modèle communautaire conduisit alors à envisager…une autre Communauté, la « Communauté politique », qui serait porteuse de cette diplomatie européenne. Hâte excessive alors, puisque furent chargés de rédiger le projet les parlementaires de la CECA, ce qu’ils firent avec un tel zèle militant que le résultat fut inacceptable pour les gouvernements, tant il était proche de la fondation d’un Etat fédéral européen. Le château de cartes s’effondra alors, l’échec de la Communauté politique empêchant la ratification par la France du traité CED, le traumatisme faisant vaciller la confiance vis-à-vis du modèle communautaire lui-même.
C’est pourquoi le traité de Rome instituant la Communauté économique européenne a veillé à mettre le marché de l’armement en marge du marché commun qu’il installait. L’article 223 CEE (aujourd’hui toujours présent en tant qu’article 346 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), en permettant à tout Etat membre de « prendre les mesures qu’il estime nécessaires à la protection des intérêts essentiels de sa sécurité et qui se rapportent à la production ou au commerce d’armes, de munitions et de matériel de guerre » excluait donc ce marché de l’armement de la construction générale de l’actuel « marché intérieur », ce qui semblait somme toute conforme à la nature du secteur et aux leçons de ces expériences fâcheuses du début des années 50.
L’ouvrage de Jean-Barthélémy Maris nous fait découvrir combien la situation d’aujourd’hui s’est radicalement démarquée de cette mise à l’écart initiale.
Sur un sujet qui n’avait jusqu’alors donné lieu qu’à quelques études de science politique, il mène une véritable analyse juridique, particulièrement éclairante à la fois sur le pragmatisme de l’intégration européenne et sur le caractère inéluctable de la logique du marché intérieur.
Dans une première partie débordant d’informations précises dans un domaine qui en est souvent avare, il montre comment se sont développées de multiples coopérations intergouvernementales entre les Etats européens, en marge de la « Communauté européenne » d’intégration.
La plasticité de l’Union européenne créée en 1992 a ensuite progressivement permis - ce qui était le principe même de cette Union composite combinant un pilier « communautaire » d’intégration et deux piliers d’essence intergouvernementale, dont la Politique étrangère et de sécurité commune, lointain ersatz de feu la Communauté politique » - d’introduire dans le cadre de cette Union européenne les multiples coopérations qui s’étaient nouées en dehors de la Communauté. Si la démonstration est déjà riche d’enseignements sur la structuration d’une Europe de la défense se rapprochant progressivement mais nettement des compétences de l’Union, elle n’est qu’un tremplin pour une seconde partie démontrant de façon particulièrement convaincante que cette Europe de la Défense a pu servir de base à l’émergence d’un véritable marché européen de l’armement. L’ouverture du verrou naguère posé par l’article 223 CEE a été progressivement opérée par l’action de la Commission européenne et de la Cour de justice des Communautés, ce qui a indirectement permis une première structuration de ce marché. Depuis quelques années, c’est plus directement que des règles de circulation ou de concurrence portant la marque du « marché intérieur » sont spécifiquement prises en matière d’armement.
Le pragmatisme structurel de l’Union européenne conjuguant habillement logique d’intégration et logique de coopération intergouvernementale, et la mécanique implacable du marché intérieur ont donc permis, en quelques décennies, de faire progressivement remonter à l’Europe de l’armement une pente au bas de laquelle l’avait jetée l’échec de la CED et l’exclusion du traité de Rome.
Au-delà des éclairages inédits que l’étude de Jean-Barthélémy Maris propose sur cette Europe de l’armement, il faut se rendre compte que c’est donc là un de ces domaines d’exception, de paradoxe, une de ces « zone grise » à la marge du phénomène même de l’intégration européenne dont l’observation permet de la façon la plus aigüe de prendre conscience de la réalité profonde de cette intégration
Dates
Crée le 23 janvier 2018