Actions Jean Monnet
Préface de « Les procédures transactionnelles en droit anti trust de l’Union européenne » (Mehdi Mezaguer)
Bruylant, 2014
« Duplex est experientia »…Pour Roger Bacon, un des promoteurs de la méthode expérimentale, s’il est impérieux de recourir à la vérification expérimentale, celle-ci est double, son premier volet, matériel, qui repose sur les sens extérieurs, et passe par les « œuvres certificatrices », étant complété par une dimension mystique chez le « Docteur admirable » qu’était Bacon, celle des « illuminations intérieures », mais celles-ci, si on laisse de côté les « illuminations générales » de « l’intellect agent », traduisant la part du Divin dans le raisonnement, comportent aussi les « illuminations spéciales », c'est-à-dire les intuitions personnelles.
Mehdi Mezaguer revendique pour sa thèse la méthode « hypotéco-déductive », très liée à l’approche expérimentale, et consistant à déduire des conclusions à partir de pures hypothèses et pas seulement d'une observation réelle. Et il faut admettre que ce travail révèle à la fois une rigueur expérimentale dans les démonstrations mais aussi de réelles intuitions l’ayant conduit à choisir un sujet à peine naissant, à le reconstruire totalement, sa méthode amenant son lecteur à le suivre sur les chemins d’une validation de ces hypothèses, présentées initialement comme « propositions »…
En somme, on l’aura compris, il s’agit là tout simplement d’une thèse.
« Multiplex est opus » pourrait-on ajouter pour rendre justice à cet ouvrage tant il surprend par l’ampleur de la réflexion qu’il tire d’un objet d’étude a priori très spécial. Il s’agit en effet de présenter trois procédures particulières et récentes en droit antitrust de l’Union européenne, les procédures de clémence, d’engagements, et de « transaction » stricto sensu, leur nouveauté donnant déjà un intérêt manifeste à cette étude de ce que la doctrine majoritaire, voire unanime, qualifie de procédures « négociées », ou, de façon moins signifiante, « alternatives ».
Telle n’est pas l’approche de Mehdi Mezaguer, frappé par l’absence de véritable négociation dans nombre de situations dès lors que manque la condition essentielle d’égalité des armes, ce qui le conduit à rejeter comme partielle l’explication en termes de négociation. La vision de procédures alternatives étant pour lui dépassée, il construit sa propre typologie et, au terme de démonstrations convaincantes, voit dans la notion de coopération et dans les concessions réciproques les caractéristiques fondamentales de « l’approche transactionnelle », modèle théorique qu’il construit méthodiquement pour analyser ces trois procédures. Pour lui, l’approche transactionnelle est une « démarche qui vise à régler les litiges par un jeu, plus ou moins équilibré, de concessions réciproques entre l’autorité publique et les opérateurs économiques et qui aboutit, in concreto, à un affaiblissement des possibilités et des réalités de contrôle par le prisme coopérationnel et consensuel ».
L’intérêt d’une telle démarche, déjà scientifiquement attractive, prend une autre dimension lorsque l’on prend conscience avec quelque surprise que le champ d’étude n’est pas la « niche » que l’on pouvait penser, notamment sur la base de certaines présentations générales du droit européen de la concurrence lui consacrant à peine quelques lignes. Il est frappant de constater que pas moins de 85% des affaires traitées par la Commission dans ce domaine de l’antitrust ces cinq dernières années l’ont été en utilisant une de ces trois voies procédurales. A partir de là, c’est sur une évolution marquante du droit européen de la concurrence que va réfléchir l’auteur, voire, plus généralement, une évolution contemporaine du droit, le droit antitrust n’étant ici qu’une porte d’entrée sur un champ de réflexion beaucoup plus ambitieux qui seul donne la mesure de l’apport de ce travail.
Pour cela, il se donne les moyens d’une telle réflexion en présentant le cadre conceptuel de cette évolution, situant les transformations spécifiques du droit économique dans la logique plus générale d’un phénomène global de transformation du droit. Plutôt que de fournir des outils d’analyse issus du courant Law and economics, l’objectif consiste ici à éclairer utilement les enjeux et l’intérêt de l’étude.
Si l’auteur place sa recherche au cœur du droit public de la concurrence, puisqu’il s’intéresse principalement à l’influence de l’administration sur le jeu de la concurrence, ce qui justifie que son doctorat en droit précise comme spécialité « droit public », cette thèse est plus largement une thèse « en droit » réfléchissant et donnant à réfléchir sur rien moins que le principe de légalité, la relation entre l’édiction et l’application du droit, la dialectique entre l’action contractuelle et l’action unilatérale, l’affrontement entre la logique de marché et celle de l’intérêt général, la protection des droits et l’évolution de la justice, ou encore le rôle du juge…
En effet, l’éclairage conceptuel et pratique du phénomène et la mise en évidence doctrinalement innovante de sa signification même n’est que le premier étage d’une démarche en comportant bien d’autres. D’abord une vision critique, avec l’analyse particulièrement frappante voire troublante des problèmes juridiques liés à cette nouvelle logique transactionnelle, l’intérêt des opérateurs, tel qu’ils le conçoivent du moins, les conduisant, dans le cadre de stratégies quelque peu déroutantes pour le juriste, à renoncer à leurs droits procéduraux. Démonstration ensuite de la faiblesse ou du caractère insatisfaisant du contrôle juridictionnel pouvant s’exercer sur ces procédures transactionnelles, l’« intérêt » de celles-ci passant sans doute en grande part par là. Un accent particulier est mis sur la situation de la Commission européenne, représentant dans ces procédures l’autorité publique, le prisme transactionnel étant marqué, voire déformé par le caractère nécessairement unilatéral de son intervention. Dès lors, le mouvement de contractualisation évoqué et souhaité par la thèse remet en question cet exercice de l’autorité publique.
Nombre de chercheurs auraient considéré avoir à ce stade rempli pleinement leur office, mais l’ambition de Mehdi Mezaguer et sa conception de la recherche juridique le conduisent à aller plus loin et à donner une autre fin à son travail, consistant en des propositions de remise en ordre du dispositif. La thèse passe donc d’un éclairage théorique efficace en guise de mise à feu à la satellisation de propositions législatives, en passant par les deux étages successifs de la présentation doctrinalement novatrice et de la critique à la fois ciblée et juridiquement fondamentale.
Si ce Titre terminal donne un écho plus large à ce travail, dès lors intéressant à la fois pour les théoriciens, les chercheurs, mais aussi les praticiens, les autorités de la concurrence ou le législateur, s’il constitue aussi une forme d’achèvement faisant de cette thèse une recherche pleinement aboutie, il est aussi particulièrement significatif des qualités de finesse d’analyse et de force de conviction de Mehdi Mezaguer. Particulièrement subtiles, les propositions qui sont présentées ne sont en aucune façon liées aux développements précédents par une équation basique sur le mode maux/remèdes. Elles reposent en effet sur la mise en évidence des prolongements ultimes et logiques du phénomène, ce que seule la cohérence de son approche dans toutes les phases de sa recherche permettait, et il s’agit pour lui de montrer les dangers d’une dérive transactionnelle. Pour autant, et là réside notamment toute la finesse de l’analyse, les propositions de réforme se font en tant que « nouvelle approche transactionnelle », c'est-à-dire en admettant sans complaisance et en assumant avec lucidité la réalité et l’évidence de l’approche transactionnelle.
Les qualités révélées par ce travail, à la fois scientifiques et pédagogiques, ont déjà mené Mehdi Mezaguer sur les chemins de la qualification par le Conseil national des Universités et de la Maîtrise de conférences. Elles devraient lui permettre de franchir avec le même succès d’autres étapes de la carrière universitaire.