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Préface de « La notion de contrat administratif. L’influence du droit de l’Union européenne » (Mathias Amilhat)
Bruylant, 2014
La thèse de Mattias AMILHAT s’ouvre et se clôt sur la belle image de Lord DENNING voyant le droit de l’Union européenne, flot fougueux d’une marée montante, s’engouffrer dans les estuaires et remonter les rivières des Etats membres. S’il s’agit là de la représentation d’une inéluctable emprise du droit de l’Union européenne sur les systèmes juridiques des Etats membres, il faut admettre que le droit administratif de ces derniers, notamment lorsqu’il était solidement et historiquement articulé sur des concepts essentiels et très signifiants comme ceux de service public, ou de puissance publique, et surtout lorsque sa spécificité était assurée par l’existence d’un juge administratif spécial, est longtemps resté largement spectateur des évolutions d’une intégration européenne qui, simple « marché commun », semblait n’avoir vocation qu’à influencer quelques pans de droit administratif spécial comme celui touchant aux aides d’Etat, tel un « mascaret » plus pittoresque qu’inquiétant.
Qui plus est, le droit administratif français pouvait plutôt apparaître comme un fleuve tranquille dont le mouvement naturel, hormis quelques improbables et exceptionnels tsunamis, consiste plutôt à déverser sans fin ses eaux dans celles des océans…De fait, l’influence du contentieux administratif français est évidente lorsqu’on lit les traités communautaires originels. Dès la rédaction du traité CECA s’est posée la question de la juridiction communautaire et l’idée d’une sorte de tribunal arbitral international fut abandonnée au profit d’une juridiction dont la première mission serait de protéger les divers sujets du nouvel ordre juridique contre les agissements éventuellement illégaux et dommageables des pouvoirs publics communautaires. La Cour de justice, dans sa conception même, est donc, assez largement, la transposition du Conseil d’Etat français. Ceci conduisait André de LAUBADERE à faire le constat, dès 1964, que cette Cour « se comporte comme une juridiction administrative[1] ». Quant au recours en annulation organisé par le traité de Rome, depuis son délai de 2 mois jusqu’à ses quatre cas d’ouverture, il est un hommage évident au modèle du recours pour excès de pouvoir français.
Inspirateur du droit de l’Union européenne, le droit administratif français pouvait d’autant plus rester largement indifférent à l’égard des effets de l’intégration que celle-ci a principalement emprunté la voie de l’administration indirecte, laissant aux Etats membres – dans une certaine mesure il est vrai – la maîtrise des mécanismes administratifs assurant l’application des normes européennes, au travers de l’essentiel principe d’autonomie institutionnelle et procédurale des Etats membres.
Le flot de la marée montante investissant le droit administratif français n’est cependant pas qu’une image[2]. Il peut être considéré comme porté par trois vagues.
Doit d’abord être considérée la simple primauté du droit de l’Union, lame de fond tirant sa puissance de ce qu’est la logique d’un droit commun, qui n’a guère été discutée en France vis-à-vis des actes administratifs, dans le sillage de la jurisprudence Dame Kirwood du 30 mai 1952[3] pour le droit primaire, comme, de façon cependant plus laborieuse, quant au droit dérivé[4].
Est ensuite évidente l’influence matérielle, c'est-à-dire les modifications de tel ou tel dispositif ou régime juridique en droit administratif. On peut ici penser au régime de passation des marchés publics. Cette influence, par définition plus ponctuelle, revêt parfois l’ampleur d’une déferlante, lorsque le droit administratif national en étend la portée au-delà de ce qu’imposait strictement le droit de l’Union : ainsi de l’extension du référé précontractuel au-delà de la seule violation des règles communautaires de mise en concurrence.
Mais il existe un troisième phénomène, baïne plus sournoise : les effets indirects induits par l’utilisation en droit de l’Union de notions identiques à celles qu’utilise le droit administratif français ou proches de celle-ci, associées cependant à une conception « communautaire » pouvant ne pas correspondre exactement à la définition de la notion française[5]. Il faut admettre objectivement que l’intégration européenne peut difficilement se faire avec des conceptions purement nationales des notions et des concepts, l’imperium n’étant en rien ici celui d’une autorité supérieure, mais plutôt celui d’une approche commune.
On voit par là que l’influence n’est pas que matérielle et qu’elle peut toucher le cœur du droit administratif général. La submersion peut en saper à la fois les infrastructures, c'est-à-dire les fondements mêmes de l’édifice, les principes de base, ou encore ses principales superstructures, à savoir les grands chapitres du droit administratif général.
Pour le premier phénomène, est-il besoin de rappeler le trouble suscité dans les années 90 dans la doctrine administrativiste par la libéralisation européenne de nombreux services, le phénomène bousculant alors le « service public à la française » ? Il est vrai que l’idéologie de l’intégration européenne conduit plutôt à voir les spécificités exorbitantes accordées à de tels services publics comme des supports commodes pour un protectionnisme que l’ADN communautaire conduit à combattre. Plus largement, si le droit de l’Union européenne affiche parfois une certaine neutralité[6], il ne peut fonctionnellement qu’adopter une vision libérale de l’Etat minimum, la spécificité des missions de l’administration étant, certes, prise en considération par les traités, mais en tant qu’exception, c'est-à-dire dans une perspective restrictive. Ordre public, sécurité publique, santé publique, autorité publique…autant d’exceptions aux libertés de circulation formant le marché intérieur. Entreprises publiques, services d’intérêt économique général…autant de cas particuliers de soumission, de manière spécifique certes, mais de soumission aux règles de concurrence. On voit bien que les spécificités de l’action publique ne sont pas niées dans leur légitimité mais qu’elles ne bénéficient en même temps d’aucune présomption d’innocence tant elles paraissent constituer des instruments permettant des comportements attentatoires aux valeurs, principes et objectifs cardinaux de l’intégration.
Pour le second phénomène, on peut penser au régime de la responsabilité administrative, avec une incidence européenne parfois spectaculaire, comme ce fut le cas en 2007 avec la jurisprudence Gardelieu en matière de responsabilité du fait des lois[7]. Mais c’est là que se situe aussi la thèse de Mathias AMILHAT, s’intéressant aux actes et spécialement à cette institution qu’est le contrat administratif. Notion dessinée dans sa généralité par la jurisprudence, mais avec de nombreuses altérations législatives (contrats administratifs par détermination de la loi), le contrat administratif « à la française » s’est positionné de manière très spécifique au cœur d’un champ vectoriel à trois dimensions : le caractère public ou non des contractants, le caractère public ou non des objectifs poursuivis, le caractère public ou non du droit applicable et du juge compétent.
Si fondamentalement le droit de l’Union admet la coexistence de contrats de droit public ou de droit privé[8], la spécificité des contrats administratifs à la française s’est heurtée à une appréhension de plus en plus large de l’élément organique des marchés publics. Par le recours à la catégorie des « organismes de droit public », le droit de l’Union a fait bouger les lignes de l’élément organique des marchés publics, au travers d’une conception du pouvoir adjudicateur pouvant intégrer des personnes privés. Ceci a rendu complexe la réglementation française des marchés, arc-boutée sur une définition plus stricte commandant l’application du Code des marchés publics, les marchés « hors Code » étant des contrats de droit privé. Ces contrats, contrats publics pour le droit de l’Union, ne sont donc pas des contrats administratifs pour le droit administratif français, faute d’élément organique.
Si le droit de l’Union s’est d’abord intéressé aux seuls marchés publics, dans un souci d’ouvrir aux règles de transparence et de concurrence un important gisement de « non Europe », et s’il n’a pas forcément vocation à construire une théorie générale des contrats publics, il est évident qu’il ne se limite plus à cette catégorie des marchés publics. Par la prise en considération des concessions de service public, ou autres conventions d’occupation du domaine public, apparaît désormais une possible notion générale de « contrat public » correspondant sans doute pour l’essentiel à cette appréhension large initiale des pouvoirs adjudicateurs.
C’est là l’origine de la double entreprise à laquelle s’est attaché Mathias AMILHAT, s’employant, en fin administrativiste, à faire l’état des lieux des dégâts en droit administratif français, avant de se montrer fin connaisseur du droit de l’Union européenne, pour reconstruire sur de nouvelles bases.
S’il reste en effet sans doute possible à un expert de s’y retrouver dans ce qui est désormais en France le dédale des actes contractuels liés d’une manière ou d’une autre au secteur public, on ne peut que constater que la notion de contrat administratif n’en fournit plus le « passe-partout », la clé universelle. Se muant alors en architecte, Mathias AMILHAT a entrepris de reconstruire une théorie générale, en utilisant le Sésame que serait la notion de « contrat public » du droit de l’Union.
Si est trop souvent galvaudée l’expression de « vraie thèse » dans l’appréciation des travaux universitaires, elle s’impose ici. En effet, tant l’identification en droit de l’Union, au travers de règlementations variées dont la cohérence est essentiellement fonctionnelle, d’une notion de « contrat public », que son utilisation pour reformater le droit administratif français correspondent à des convictions que l’auteur s’emploie à faire partager. C’est dire que l’entreprise appelle la discussion, l’adhésion pouvant ne pas être entière sur chacun des deux volets de la démonstration. On peut notamment se demander si le paysage reconstruit est beaucoup moins touffu et complexe que lorsqu’il était organisé autour de la notion de contrat administratif.
Pour autant, est ici illustrée une des particularités de l’intégration européenne : elle renouvelle le regard que la doctrine porte sur les notions les plus classiques du droit public, celles sur lesquelles, pensait-on, tout avait été écrit : souveraineté, séparation des pouvoirs, puissance publique, service public…La réflexion de Mathias AMILHAT sur ce chapitre majeur du droit administratif général français participe de ce phénomène.
Reste alors à apprécier si ce renouvellement traduit une nouvelle orientation significative de la philosophie même de l’action publique ou s’il ne fait qu’accompagner voire habiller les nécessaires évolutions d’une modernisation de celle-ci, autre flot incoercible s’engouffrant dans les estuaires et les rivières de nos systèmes juridiques…
[1] « Traits généraux du contentieux administratif des Communautés européennes », RCADI 1964-I, vol.111, p. 527.
[2] Pour un tableau général, cf. spécialement la thèse de Jean SIRINELLI, les transformations du droit administratif par le droit de l’Union européenne, LGDJ 2011.
[3] C.E., Ass., Leb., p. 291.
[4] S’agissant spécialement des directives, cf. la saga des années 80 : CE 28 septembre 1984, Confédération nationale des sociétés protectrices des animaux ; C.E. 7 décembre 1984, Fédération française des sociétés de protection de la nature ; C.E. 3 février 1989, Compagnie Alitalia.
[5] Cf. déjà sur ce phénomène, l’étude du Conseil d’Etat de 1981 : Droit communautaire et droit français, La Documentation française 1982, notamment p. 229.
[6] Article 345 TFUE : Les traités ne préjugent en rien le régime de la propriété dans les États membres.
[7] C.E. 8 février 2007, Gardelieu, Leb., p. 78
[8] Art. 272 TFUE.