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Aude Bouveresse : « Le pouvoir discrétionnaire dans l’ordre juridique communautaire »
Coll. Droit de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2010 (Recension Annuaire de droit de l’Union européenne 2011)
Cette thèse fait partie d’une longue série d’études passionnantes qui, dans la lignée des réflexions de Vlad Constantinesco en 1974, consacrées aux notions de « Compétences et pouvoirs dans les Communautés européennes » consistent à aborder un thème central, ou un concept fondamental du droit public, sous l’éclairage et dans le cadre de l’ordre juridique européen (souveraineté, séparation des pouvoirs, puissance publique…). L’ambition scientifique est alors non seulement réelle mais double : que cette nouvelle mise en perspective en apprenne plus sur la substance du concept étudié et que ce nouvel angle d’attaque en révèle plus sur l’originalité de l’ordre juridique européen.
Dire que le pouvoir discrétionnaire est au coeur du droit public est une évidence et les références qui viennent à l’esprit portent notamment la marque d’un grand « classique » du droit administratif français : L. Michoud (« Etudes sur le pouvoir discrétionnaire », Revue d’administration 1914) ; R. Bonnard (« le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives et le recours pour excès de pouvoir », RDP 1923) ; M. Waline (« Le pouvoir discrétionnaire de l’administration et sa limitation par le contrôle juridictionnel », RDP 1930 ; A. Hauriou (« Le pouvoir discrétionnaire et sa justification », Mélanges Carré de Malberg 1933)…
L’analyse « communautaire » du sujet permet d’ajouter d’emblée deux dimensions à ces études classiques. D’une part, une accentuation du comparatisme, en prenant plus directement en considération les doctrines d’autres Etats membres ; d’autre part, bien entendu, un objet d’étude nouveau, celui de l’ordre juridique de l’Union européenne.
A priori, deux approches complémentaires semblent s’imposer vis-à-vis du pouvoir discrétionnaire : une approche normativiste, reposant sur l’étude des normes d’habilitation qui « portent » en elles la possibilité et la portée d’un pouvoir discrétionnaire éventuel ; une approche contentieuse ensuite, permettant de définir « en creux » ce pouvoir discrétionnaire par l’étude du contrôle du juge et de ses limites. Ce sont là les deux premières parties de la thèse d’Aude Bouveresse.
La première partie révèle toute la richesse de ce genre de thèses. Elle consiste dans un premier temps, et de façon « statique », à rechercher la substance du pouvoir discrétionnaire dans la norme habilitante, qui, par son indétermination, constituerait la condition du pouvoir discrétionnaire. Les analyses d’Aude Bouveresse séduisent ici par leur finesse et leur clarté, et consistent à distinguer (et à apprécier) les différents types d’indétermination (détermination partielle, optionnelle, ou imparfaite) dans la norme habilitante. On appréciera notamment la richesse de l’étude de l’indétermination liée à l’utilisation des « notions juridiques indéterminées », aboutissant à de fines distinctions entre la marge d’appréciation et la marge de discrétion. C’est ensuite l’objet même du pouvoir discrétionnaire qui est exploré, là encore par un exposé aux qualités scientifiques et pédagogiques réelles, le choix lié au pouvoir discrétionnaire portant sur l’exercice même de la compétence ou s’exerçant dans le cadre de l’exercice de la compétence. Dans ce premier Titre de la thèse, l’analyse est fondamentale, porte sur la notion même de pouvoir discrétionnaire, le cadre communautaire n’intervenant qu’en tant qu’illustration. La perspective est inversée dans le Titre suivant, faisant le constat que l’identification du pouvoir discrétionnaire ne s’affine que si l’on dépasse l’approche statique en s’intéressant spécifiquement au cadre de l’ordre juridique communautaire dont l’originalité est rendue dans les deux niveaux de construction de la démonstration, distinguant à titre principal la mise en œuvre du droit primaire de celle du droit dérivé, et à titre secondaire, dans chacun de ces deux cas, le pouvoir discrétionnaire des institutions européennes mais aussi celui des Etats membres. Ces développements, au cœur du droit de l’Union européenne, permettent de conclure à la pertinence de cet « affinement », dépassant l’analyse statique normativiste pour mettre en évidence la combinaison d’un critère matériel et d’un critère institutionnel, lié à la légitimité des divers protagonistes dans le domaine en cause, dont découle finalement la réalité du pouvoir discrétionnaire.
La deuxième partie explore la voie, classique, de l’identification indirecte du pouvoir discrétionnaire par l’étude de son contrôle par le juge. Si l’objet du contrôle, là encore avec la distinction entre le pouvoir discrétionnaire des institutions de l’Union et celui des Etats membres n’est guère déterminant, c’est, en revanche, l’intensité du contrôle qui est l’indicateur le plus précieux. Témoignant d’une connaissance profonde du contentieux européen, cette partie ne reste jamais au niveau de la pure technique et élève constamment le débat ; ainsi de l’évocation des principes généraux du droit de l’Union, lesquels reposent, certes, sur le rôle du juge, mais dont l’étude permet de situer le propos sur le plan des sources de la légalité ou de la fonction d’interprétation du droit. S’agissant de ce domaine contentieux, on regrettera cependant que l’étude soit essentiellement orientée sur le contrôle de la légalité. Si l’on peut comprendre ce choix, il n’en reste pas moins que d’un point de vue plus « politique », la question du pouvoir discrétionnaire peut se faire sous l’angle de la responsabilité des pouvoirs publics et l’évolution du régime de la responsabilité extracontractuelle de l’Union s’est faite vis-à-vis de la place accordée à la marge d’appréciation de l’auteur de l’acte en cause. Cette évolution, centrée sur la jurisprudence Bergaderm, est étudiée dans la thèse, mais contrairement à d’autres parties de l’étude, on peut, ici, avoir parfois l’impression d’une assimilation quelque peu approximative entre le pouvoir discrétionnaire et la marge d’appréciation. Ceci est d’autant plus regrettable que les conclusions de cette partie aboutissent à refuser de se situer sur ce strict plan de la légalité pour mettre en évidence une relation toute en finesse entre les institutions normatives et le juge, le pouvoir discrétionnaire illustrant un « juste équilibre » entre les exigences de la légalité et la logique des légitimités. Et ceci ouvre la voie à la troisième partie de la thèse, beaucoup moins « attendue » que les précédentes, et voyant dans cette « légitimité » des choix une « surdétermination » du pouvoir discrétionnaire.
Cette dernière partie constitue une réflexion sur l’actualité et l’avenir de l’intégration européenne, les techniques de légitimation ou de « relégitimation » qui se sont imposées et représentent pour certains l’avenir de la construction de l’Union donnant une place et des formes nouvelles au pouvoir discrétionnaire, que ce soit dans le cadre d’une autolimitation des autorités normatives, dont Aude Bouveresse démontre qu’elle peut contraindre mais également renforcer ou faciliter le pouvoir discrétionnaire, ou d’une rationalisation de ce pouvoir dans le cadre d’une nouvelle gouvernance européenne dont la dimension de quête de légitimité ne doit pas être sous estimée et qui se traduit par la valorisation et la légitimation de l’exercice du pouvoir, et notamment du pouvoir discrétionnaire, du fait des qualités liées au mode d’exercice de ce pouvoir, qu’il s’agisse des garanties apportées par l’expertise scientifique (rationalisation objective du choix) ou de celles que confèrent des principes tels que l’ouverture ou la participation (rationalisation subjective du choix). On partage sans restriction les conclusions de l’auteur quant à la nécessité de bien distinguer les méthodes telles que la méthode ouverte de coordination de la méthode communautaire traditionnelle et qui soulignent que celles-là sont justifiées en tant que complément pragmatique de celle-ci, et non en tant qu’alternative imprégnée de modernité devant se substituer à la démarche intégrée originale. On appréciera également ses réflexions subtiles sur le lien complexe entre cette recherche de légitimité et les exigences du principe de légalité, l’encadrement du pouvoir discrétionnaire étant assuré, au regard de ces nouvelles formes d’action normative, plus efficacement du fait de ces processus de recherche de légitimité que grâce aux formes traditionnelles de contrôle de légalité, le juge devant s’adapter à ce contexte « post moderne ». Si l’on peut se montrer réservé, dans l’absolu, face à ce réflexe explicatif très « tendance », il n’est pas ici invoqué abstraitement et ne fait qu’habiller une démonstration qui ne fait aucune concession en matière de rigueur.
Les deux ambitions d’une telle recherche sont assurément couronnées de succès, à la fois – la dernière partie le montre – quant à l’analyse enrichie de l’intégration européenne, et quant à la perception renouvelée de la substance même du pouvoir discrétionnaire. A cet égard, l’auteur, dans une conclusion mettant la rigueur scientifique et une humilité de bon aloi au service de la subtilité et de la nuance du propos, avance non une définition mais une « clé d’identification » du pouvoir discrétionnaire, l’ensemble des démonstrations de la thèse permettant d’éclairer le fondement, les objets, les conditions d’exercice, l’étendue du pouvoir discrétionnaire ainsi que l’intensité de son contrôle.
Une très belle réussite…
Dire que le pouvoir discrétionnaire est au coeur du droit public est une évidence et les références qui viennent à l’esprit portent notamment la marque d’un grand « classique » du droit administratif français : L. Michoud (« Etudes sur le pouvoir discrétionnaire », Revue d’administration 1914) ; R. Bonnard (« le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives et le recours pour excès de pouvoir », RDP 1923) ; M. Waline (« Le pouvoir discrétionnaire de l’administration et sa limitation par le contrôle juridictionnel », RDP 1930 ; A. Hauriou (« Le pouvoir discrétionnaire et sa justification », Mélanges Carré de Malberg 1933)…
L’analyse « communautaire » du sujet permet d’ajouter d’emblée deux dimensions à ces études classiques. D’une part, une accentuation du comparatisme, en prenant plus directement en considération les doctrines d’autres Etats membres ; d’autre part, bien entendu, un objet d’étude nouveau, celui de l’ordre juridique de l’Union européenne.
A priori, deux approches complémentaires semblent s’imposer vis-à-vis du pouvoir discrétionnaire : une approche normativiste, reposant sur l’étude des normes d’habilitation qui « portent » en elles la possibilité et la portée d’un pouvoir discrétionnaire éventuel ; une approche contentieuse ensuite, permettant de définir « en creux » ce pouvoir discrétionnaire par l’étude du contrôle du juge et de ses limites. Ce sont là les deux premières parties de la thèse d’Aude Bouveresse.
La première partie révèle toute la richesse de ce genre de thèses. Elle consiste dans un premier temps, et de façon « statique », à rechercher la substance du pouvoir discrétionnaire dans la norme habilitante, qui, par son indétermination, constituerait la condition du pouvoir discrétionnaire. Les analyses d’Aude Bouveresse séduisent ici par leur finesse et leur clarté, et consistent à distinguer (et à apprécier) les différents types d’indétermination (détermination partielle, optionnelle, ou imparfaite) dans la norme habilitante. On appréciera notamment la richesse de l’étude de l’indétermination liée à l’utilisation des « notions juridiques indéterminées », aboutissant à de fines distinctions entre la marge d’appréciation et la marge de discrétion. C’est ensuite l’objet même du pouvoir discrétionnaire qui est exploré, là encore par un exposé aux qualités scientifiques et pédagogiques réelles, le choix lié au pouvoir discrétionnaire portant sur l’exercice même de la compétence ou s’exerçant dans le cadre de l’exercice de la compétence. Dans ce premier Titre de la thèse, l’analyse est fondamentale, porte sur la notion même de pouvoir discrétionnaire, le cadre communautaire n’intervenant qu’en tant qu’illustration. La perspective est inversée dans le Titre suivant, faisant le constat que l’identification du pouvoir discrétionnaire ne s’affine que si l’on dépasse l’approche statique en s’intéressant spécifiquement au cadre de l’ordre juridique communautaire dont l’originalité est rendue dans les deux niveaux de construction de la démonstration, distinguant à titre principal la mise en œuvre du droit primaire de celle du droit dérivé, et à titre secondaire, dans chacun de ces deux cas, le pouvoir discrétionnaire des institutions européennes mais aussi celui des Etats membres. Ces développements, au cœur du droit de l’Union européenne, permettent de conclure à la pertinence de cet « affinement », dépassant l’analyse statique normativiste pour mettre en évidence la combinaison d’un critère matériel et d’un critère institutionnel, lié à la légitimité des divers protagonistes dans le domaine en cause, dont découle finalement la réalité du pouvoir discrétionnaire.
La deuxième partie explore la voie, classique, de l’identification indirecte du pouvoir discrétionnaire par l’étude de son contrôle par le juge. Si l’objet du contrôle, là encore avec la distinction entre le pouvoir discrétionnaire des institutions de l’Union et celui des Etats membres n’est guère déterminant, c’est, en revanche, l’intensité du contrôle qui est l’indicateur le plus précieux. Témoignant d’une connaissance profonde du contentieux européen, cette partie ne reste jamais au niveau de la pure technique et élève constamment le débat ; ainsi de l’évocation des principes généraux du droit de l’Union, lesquels reposent, certes, sur le rôle du juge, mais dont l’étude permet de situer le propos sur le plan des sources de la légalité ou de la fonction d’interprétation du droit. S’agissant de ce domaine contentieux, on regrettera cependant que l’étude soit essentiellement orientée sur le contrôle de la légalité. Si l’on peut comprendre ce choix, il n’en reste pas moins que d’un point de vue plus « politique », la question du pouvoir discrétionnaire peut se faire sous l’angle de la responsabilité des pouvoirs publics et l’évolution du régime de la responsabilité extracontractuelle de l’Union s’est faite vis-à-vis de la place accordée à la marge d’appréciation de l’auteur de l’acte en cause. Cette évolution, centrée sur la jurisprudence Bergaderm, est étudiée dans la thèse, mais contrairement à d’autres parties de l’étude, on peut, ici, avoir parfois l’impression d’une assimilation quelque peu approximative entre le pouvoir discrétionnaire et la marge d’appréciation. Ceci est d’autant plus regrettable que les conclusions de cette partie aboutissent à refuser de se situer sur ce strict plan de la légalité pour mettre en évidence une relation toute en finesse entre les institutions normatives et le juge, le pouvoir discrétionnaire illustrant un « juste équilibre » entre les exigences de la légalité et la logique des légitimités. Et ceci ouvre la voie à la troisième partie de la thèse, beaucoup moins « attendue » que les précédentes, et voyant dans cette « légitimité » des choix une « surdétermination » du pouvoir discrétionnaire.
Cette dernière partie constitue une réflexion sur l’actualité et l’avenir de l’intégration européenne, les techniques de légitimation ou de « relégitimation » qui se sont imposées et représentent pour certains l’avenir de la construction de l’Union donnant une place et des formes nouvelles au pouvoir discrétionnaire, que ce soit dans le cadre d’une autolimitation des autorités normatives, dont Aude Bouveresse démontre qu’elle peut contraindre mais également renforcer ou faciliter le pouvoir discrétionnaire, ou d’une rationalisation de ce pouvoir dans le cadre d’une nouvelle gouvernance européenne dont la dimension de quête de légitimité ne doit pas être sous estimée et qui se traduit par la valorisation et la légitimation de l’exercice du pouvoir, et notamment du pouvoir discrétionnaire, du fait des qualités liées au mode d’exercice de ce pouvoir, qu’il s’agisse des garanties apportées par l’expertise scientifique (rationalisation objective du choix) ou de celles que confèrent des principes tels que l’ouverture ou la participation (rationalisation subjective du choix). On partage sans restriction les conclusions de l’auteur quant à la nécessité de bien distinguer les méthodes telles que la méthode ouverte de coordination de la méthode communautaire traditionnelle et qui soulignent que celles-là sont justifiées en tant que complément pragmatique de celle-ci, et non en tant qu’alternative imprégnée de modernité devant se substituer à la démarche intégrée originale. On appréciera également ses réflexions subtiles sur le lien complexe entre cette recherche de légitimité et les exigences du principe de légalité, l’encadrement du pouvoir discrétionnaire étant assuré, au regard de ces nouvelles formes d’action normative, plus efficacement du fait de ces processus de recherche de légitimité que grâce aux formes traditionnelles de contrôle de légalité, le juge devant s’adapter à ce contexte « post moderne ». Si l’on peut se montrer réservé, dans l’absolu, face à ce réflexe explicatif très « tendance », il n’est pas ici invoqué abstraitement et ne fait qu’habiller une démonstration qui ne fait aucune concession en matière de rigueur.
Les deux ambitions d’une telle recherche sont assurément couronnées de succès, à la fois – la dernière partie le montre – quant à l’analyse enrichie de l’intégration européenne, et quant à la perception renouvelée de la substance même du pouvoir discrétionnaire. A cet égard, l’auteur, dans une conclusion mettant la rigueur scientifique et une humilité de bon aloi au service de la subtilité et de la nuance du propos, avance non une définition mais une « clé d’identification » du pouvoir discrétionnaire, l’ensemble des démonstrations de la thèse permettant d’éclairer le fondement, les objets, les conditions d’exercice, l’étendue du pouvoir discrétionnaire ainsi que l’intensité de son contrôle.
Une très belle réussite…
Dates
Crée le 23 janvier 2018